Frédéric Ozanam et les Conférences de saint Vincent de Paul

Misère de la condition ouvrière

Les débuts de la grande industrie capitaliste furent marqués, pour la classe ouvrière, par une dégradation affreuse de ses conditions de vie. Salaires insuffisants, allongement inhumain de la durée du travail, labeurs excessifs imposés non seulement aux hommes, mais à des femmes et à des enfants, tels sont les traits d’un tableau sinistre qui reste, dans l’histoire, de l’Occident moderne, une tache ineffaçable. […]

Cette réalité est ignorée de la plupart des gens

A cette situation atroce, qui prêtait attention ? Bien peu. Le prolétariat industriel représentait une très petite partie de la population – bourgeois et paysans pouvaient ignorer cette catégorie d’êtres humains étrangère à leurs modes de vie, qui s’entassaient dans les fabriques. La réalité que, pour nous, recouvre le terme de « social », n’apparaissait même pas aux yeux d’innombrables braves gens que les troubles « sociaux » de 1848 trouveront déconcertés et bientôt indignés. La notion de « justice sociale » n’avait pas cours.

Chateaubriand lance un cri d’alarme

Et précisément, au moment où le jeune homme médite ces choses, une voix retentissante s’élève, qui va achever d’orienter vers les préoccupations sociales l’équipe de l’Avenir et qui va l’appeler, lui, Frédéric Ozanam, à sa vocation charitable, la voix d’un vieillard illustre : Chateaubriand.

« Un temps viendra où l’on ne concevra pas qu’il fut un ordre social dans lequel un homme avait un million de revenus tandis qu’un autre homme n’avait pas de quoi payer son dîner. – D’un côté, quelques individus détenant d’immenses richesses, de l’autre, des multitudes sans nom de troupeaux affamés. – Bientôt les fermiers demanderont au possesseur du sol pourquoi ils labourent ses friches, tandis que lui se promène les bras croisés, pourquoi ils n’ont qu’une blouse de toile, tandis qu’il porte une redingote de laine. – Faudra-t-il, pour maintenir l’ordre, établir une garnison de vingt-six mille hommes dans chaque ville manufacturière ? »

Frédéric Ozanam et les Conférences de saint Vincent de Paul

Ces textes fulgurants, prophétiques, paraissent en décembre 1831 dans la Revue Européenne, puis dans le Globe. Jamais le vieux maître n’a parlé de ces problèmes avec tant de pertinente véhémence. Toute une jeunesse les lit avec fièvre : Frédéric Ozanam en est bouleversé.

Mais comment répondre à cet appel ? Comment agir ? On se pose la question dans le petit milieu estudiantin qui s’est constitué autour d’Ozanam. Une « Société des bonnes études » existe, – assez analogue à ce que nous appellerions aujourd’hui un groupement de J. E. C., de Jeunesse étudiante catholique.
Elle est dirigée par un professeur, Emmanuel Bailly de Surcey érudit grand collectionneur des manuscrits de saint Vincent de Paul et depuis peu fondateur d’un journal, la Tribune catholique, dont le programme se résume en une brève formule : laisser de côté la question politique, mais travailler à ramener au Christ les brebis égarées.

Ozanam et ses amis viennent participer aux « conférences d’histoire de M. Bailly »

Ils y parlent de la mythologie de l’Inde, du mahométisme, de l’architecture gothique ou des ordres religieux. Mais en quoi tous ces beaux exposés font-ils avancer la cause de Dieu ? L’un des assistants, Le Taillandier, conclut qu’il faut faire autre chose. Et Ozanam, qui jusqu’alors a gardé le silence, de s’écrier avec un accent qui fait impression : « la bénédiction des pauvres est celle de Dieu… Allons aux pauvres ! »

Une nouvelle « conférence » est aussitôt décidée, qui se donnera pour but « d’aller aux pauvres ». Mais par quel moyen ? Le curé de saint-Étienne-du-Mont, à qui les jeunes gens vont s’ouvrir de leurs grands projets, ne se montre pas très chaud ; ils feraient mieux de consacrer leur temps libre à faire le catéchisme.
Mais M. Bailly, lui, a compris. Il est, depuis longtemps, l’ami de la fameuse Sœur Rosalie, cette fille de la Charité dont le quartier Mouffetard a fait une figure de légende, et vers qui affluent à la fois d’innombrables misères et presque autant d’âmes en quête.
Elle les juge, du premier coup d’œil, ces « jeunes messieurs » au cœur fervent ; elle leur fait confiance. Ils veulent « aller aux pauvres » ?

Soit. Voici une liste d’adresses. On verra bien si ces garçons ne se rebuteront pas vite de visiter des taudis, de monter et descendre des escaliers branlants, de pénétrer dans des bouges qui puent. Ils acceptent, avec joie. On est en mai 1833 : la Société de Saint-Vincent-de-Paul vient de naître. Les fondateurs sont sept : Bailly, d’abord, puis Ozanam, Lallier, Le Taillandier, Lemaître, Devaux et Clavé. Ils ont pris pour patron le plus grand saint de la charité française ils savent pourquoi.

Les sept fondateurs persévèrent, mais ils rayonnent

Et c’est la réussite. Non seulement les sept fondateurs persévèrent, mais ils rayonnent. Le but qu’ils se sont fixé est très simple, très précis. Ils n’ont pas, quant à eux, envie de réédifier la société sur des bases nouvelles, comme Buchez, ou Fourier, ou Saint-Simon : ils ne travaillent nullement à édifier une théorie sociale, comme on le fait à « la Société d’Économie charitable » ; mais, modestement, humblement, ils veulent établir des contacts d’homme à homme entre les heureux et les malheureux, les riches et les pauvres.

La visite à domicile reste le grand moyen, presque le seul, la visite durant laquelle on fait plus que remettre à un foyer misérable, à un vieux couple abandonné, un panier de nourriture ou quelque vêtement : où l’on parle à ces vaincus avec affection, où l’on restitue une dignité humaine.

Daniel Rops, Histoire de l’Eglise Tome X, l’Eglise des Révolutions p. 167- 168 et p. 184-185, Ed. Fayard

Les intertitres ne sont pas de l’auteur